On n’a pas fini de débattre des gilets jaunes, tant la survenue, dans le paysage social, de ce mouvement toujours populaire dans l’opinion a pris tout le monde de court, y compris les acteurs syndicaux (lire notre article), et cela même si « la négociation collective par l’émeute a longtemps imprégné les mouvements sociaux », selon les mots de l’historien Stéphane Sirot. Cette irruption dans l’espace public d’individus appartenant aux classes populaires, fédérés autour de revendications portant sur les taxes des carburants, l’inéquité fiscale et l’ISF, le pouvoir d’achat, les injustices sociales ou encore la dégradation des services publics (lire notre article), a rassemblé ouvriers et salariés de TPE-PME, mais aussi petits patrons et travailleurs indépendants, tout un monde d’actifs que Denis Maillard appelle « les travailleurs de l’arrière ».

L’entreprise et ses symboles, comme les organisations patronales, ont pour l’heure échappé à cette colère sociale qui n’a pourtant pas épargné les syndicats, deslocaux de la CFDT ayant été visés par des gilets jaunes, lesquels tiennent des discours très critiques vis-à-vis des dirigeants syndicaux. Pour autant, les employeurs auraient tort de se réjouir d’être passés pour l’instant « sous la ligne de mire » des gilets jaunes, avertit Olivier Mériaux, désormais consultant pour le cabinet Plein sens après avoir été directeur général adjoint de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). D’une part, le mouvement des gilets jaunes peut relancer les revendications dans les entreprises et, d’autre part, il interroge les donneurs d’ordre, ces grandes entreprises qui font travailler sous-traitants et indépendants, « sur leur responsabilité sociale ». Ce consultant met du reste en garde les sociétés à propos du passage au CSE (comité social et économique) : « Nous disons aux DRH : faites attention, ne prenez pas tous les gains d’économies possibles avec le CSE, gardez des canaux de proximité ». Et Olivier Mériaux de plaider pour un maillage du CSE, avec les représentants de proximité, qui ne laisse pas de sites sans représentant du personnel. Pour ce consultant, les entreprises ont toujours besoin d’organisations qui donnent des « débouchés par le haut » aux crises sociales, « et pour l’instant, les syndicats sont l’une de ces rares organisations qui le permettent ».
Sur ce point, il semble rejoint, en partie, par Guy Groux. Pour le sociologue du Cevipof (centre de recherches politiques de Sciences po), les gilets jaunes se distinguent d’autres mouvements étrangers comparables : « Contrairement à Podemos en Espagne, et à Syriza en Grèce, qui ont fini par devenir des forces politiques, ou à Occupy Wall Street, dont l’influence se fait actuellement sentir dans les débats du Parti démocrate, trois mouvements fortement anti-mondialisation, les gilets jaunes rassemblent des personnes qui vont de l’extrême gauche à l’extrême droite, mais aussi des gens apolitiques, tous refusant le principe des représentants. Ils ne peuvent donc pas avoir de débouchés politiques. »

Mais, ajoute-t-il, tout cela s’opère dans un paysage syndical et politique sinistré à gauche. L’armature idéologique qui sous-tendait les deux grands syndicats français (référence communiste pour la CGT et autogestion pour la CFDT depuis les années 70) a volé en éclat et n’a pas été remplacée. Ces syndicats ne disposent donc pas non plus de réels débouchés politiques, la CFDT étant toujours ignorée par l’Exécutif et la CGT ne pouvant plus miser sur l’arrivée au pouvoir du PCF.
Cette faiblesse syndicale alarmante, qui apparaît au grand jour avec les gilets jaunes, n’est pas nouvelle. Les signes avant-coureurs étaient perceptibles lors de la loi Travail, estime l’historien Stéphane Sirot. « Au moment des débats sur la loi El Khomri, les réseaux sociaux ont bousculé les organisations syndicales, et le succès de la pétition de Caroline de Haas a accéléré le calendrier de mobilisation des syndicats », rappelle ce spécialiste de la CGT. L’historien souligne que la moitié des adhérents CGT, qui sont vieillissants, sont aussi des élus du personnel, « or le nombre d’élus va mécaniquement baisser avec le CSE », dit le chercheur (**).
Trop faiblement implantés dans les petites entreprises, trop bureaucratisés et centralisés, les syndicats ont été incapables d’obtenir des résultats en multipliant, en vain, les mobilisations contre la réforme des retraites ou la loi Travail, souligne encore l’historien. Dès lors, comment s’étonner que des travailleurs n’ayant par ailleurs jamais été au contact d’un syndicaliste se défient des confédérations dont le fonctionnement, y compris à la CGT, paraît de plus en plus « présidentialisé » aux yeux de Stéphane Sirot ? La revendication de participation et d’expression de ces gilets jaunes, qui rejoint l’aspiration au renouveau démocratique de nombreux salariés selon Guy Groux, paraît donc avoir du mal à s’inscrire dans le fonctionnement traditionnel des syndicats.

Ces aspirations, les entreprises doivent y répondre en relançant les espaces d’expression sur les conditions de travail, suggère Olivier Mériaux : « Cette idée portée par l’Anact n’a guère suscité l’enthousiasme des directions et des syndicats. Ce serait pourtant un moyen efficace de traiter des problèmes concrets ». Mais les employeurs pourraient également être tentés de se passer des syndicats et des IRP pour entretenir une relation directe avec les salariés, surtout si apparaissent sur les réseaux sociaux des collectifs auto-institués en dehors des syndicats, comme il en a déjà fleuri dans le passé avec les coordinations de cheminots en 1986 ou d’infirmières en 1988. Mais attention, « faire un Macron-Le Chapelier », selon les mots ironiques de Stéphane Sirot (*), pourrait s’avérer risqué…
(*) En 1791, la loi Le Chapelier supprima les corporations, et il fallut attendre 1884 pour que l’Etat rende possible la renaissance du fait syndical. L’expression Macron-Le Chapelier fait donc allusion au dialogue que le Président de la République entretient directement avec les citoyens lors de certains débats, cour-circuitant les acteurs de la démocratie sociale.
(**) Sur ces questions, lire le point de vue de Luc Bérille, le secrétaire général de l’UNSA.
Représentativité, suite
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Guy Groux a réagi à la suite de notre compte-rendu du débat organisé par l’ANDRH (lire notre article du 7/2/2019). Il précise qu’il serait favorable à un relèvement conséquent du seuil de la représentativité syndicale, une décision qui relève, précise-t-il, non du chef de l’Etat, mais de l’Assemblée nationale. Et il ne voit pas en quoi il serait paradoxal d’évoquer l’intervention du politique et de l’Etat et d’attacher de l’importance à autonomie des acteurs : « Nous sommes en France. Et, dans ce pays, l’autonomie et le rôle accrus de la négociation d’entreprise face au droit ont toujours été le produit de lois votées par le Parlement, et donc, du politique, voire de l’administration avec les décrets d’application ». |
Source – Actuel CE